Si l’incertitude est un élément fondateur de l’entreprenariat, la crise du COVID-19 a mis la barre très haut. Pour les entrepreneurs débutants, le principe de réalité s’est imposé avec brutalité. Entre coups de mous et regains de combattivité, remises en question et nécessaires idées neuves, rencontre (à distance) avec des créatrices d’entreprise pleines de ressources.
Quelques semaines avant le début du confinement, j’ai intégré le réseau de femmes entrepreneures Action’elles. A peine le temps de participer à un atelier en présentiel, et nous étions assigné.es à résidence.
Dans cet espace de discussion et de partage dédié à l’entreprenariat au féminin, beaucoup de structures sont en phase de création. Conception de l’offre, prospection commerciale, premiers clients… On s’interroge, on s’entraide, on se coache. Souvent les entrepreneures, ayant récemment quitté une fonction salariée, se lancent en solo.
En plein démarrage, aux prémices du développement, l’arrêt brutal imposé par la crise sanitaire du COVID-19 a créé un choc. Qu’est-ce que cela fait d’être stoppée net alors que l’on tente de prendre son envol ? Comment réagir face à l’arrêt brutal de l’activité ? Comment envisager l’avenir avec distanciation physique ?
Je suis allée poser ces questions à 5 femmes cheffes d’entreprise, pour savoir comment elles avaient vécu la période du confinement, et fait face aux nouvelles dispositions que nous impose le virus. Leurs réponses témoignent d’une belle propension à rebondir, et d’un esprit de résilience dynamisant.
"J'ai fait reset !"
Marie-Hélène Bareyt,
Opus & Verso
Le coup d’arrêt brutal : entre sidération et remise en question
« Au début du confinement, j’ai eu une phase d’abattement, confie Marie-Hélène Bareyt, créatrice de la société Opus & Verso, qui conseille les entreprises sur leur stratégie "Qualité de Vie au Travail", et les met en relation avec des prestataires spécialisés dans ce domaine. Je démarre mon activité, mon entreprise existe depuis septembre 2019. Après les grèves de décembre, enchaîner avec le COVID-19... c’était le coup de massue ! Pas facile de trouver de l’énergie pour faire quoi que ce soit. Et puis j’avais de gros doutes sur la possibilité de continuer à parler de QVT au moment où tout le monde se retrouve confiné ! »
Même choc ressenti du côté de Clotilde Godinot, fondatrice de la marque de chaussures de tango argentin Lalatango : « L’arrêt a été rude, brutal ! » Pour cette ex-ingénieure dans l’industrie, ex-commerçante ayant transformé sa passion pour la danse en business, l’entrée en confinement s’est traduite par une chute immédiate du chiffre d’affaires.
Un stop d’autant plus violent qu’après la création de la société en 2018, la jeune entrepreneuse était en pleine progression. « Je commençais à trouver mon rythme, entre vente directe dans les bals quatre soirs par mois, transportant ma collection dans une remorque derrière mon vélo électrique, les boutiques éphémères, un revendeur à Toulouse, le festival de Tarbes prévu en août… »
L’impact immédiat du confinement sur son activité, Marielle Kalamboussis, créatrice depuis août 2019 de The Break, des ateliers périscolaires pour adolescents, le ressent aussi : « Du jour au lendemain, j’ai dû interrompre les ateliers en présentiel : l’espace de coworking qui nous les loue avait fermé. »
"Mon projet s'est transformé. J'ai réalisé que mon modèle était fragile..."
Véronique Le Lann,
Le Colombier vert
Autre effet coup de frein pour Véronique Le Lann, à la tête de l'entreprise Le Colombier vert, qui organise des ateliers d’initiation à l'usage des plantes médicinales à Champlay, en Bourgogne.
Ayant anticipé le confinement, consciente que la situation allait s’installer pour un moment, et aussi de sa chance de pouvoir la vivre dans un cadre idéal, à la campagne, Véronique a surtout dû faire face à un flot de tâches administratives : "Les quinze premiers jours ont été absorbés par les urgences, gérer la situation des salariés, annuler les ateliers programmés..." Les mesures sanitaires de la crise COVID-19 ont aussi stoppé net les perspectives de développement : « J’étais en train de chercher un lieu à Paris pour cultiver, sur les toits... J’avais plein de gens à rencontrer ! »
L’impossibilité de poursuivre la construction de son réseau, de serrer des mains et parler de son projet en construction est immédiatement problématique, comme en témoigne Magali Fleurigeon, créatrice de Subtil, cabinet de conseil spécialisé dans l’accompagnement en organisation et méthodes de travail : « Au moment où la pandémie a commencé, je venais de finaliser mon offre. Un travail qui m’avait pris du temps ! Mes premiers rendez-vous avaient eu lieu en février, devaient déboucher sur des missions en mars… J’arrivais au terme d'une longue maturation. Le site internet publié, j’avais commencé à démarcher dans des salons, proposer des conférences dans des pépinières d’entreprise… »
Quand on sait la difficulté de franchir toutes les étapes de la création d’entreprise, faire émerger la singularité de son offre et la formuler, on comprend la sévérité du couperet représenté par le #RestezChezVous du 17 mars 2020.
La prise de conscience : il va falloir faire autrement
Au coup de semonce du confinement succède parfois un temps de flottement : « J’ai réalisé que travailler en pyjama une moitié de la journée n’était pas le meilleur moyen de réfléchir au futur de mon activité… ! », avoue Marie-Hélène. Passée cette brève phase de sidération, pour toutes s’impose vite une évidence : on ne peut plus continuer sur la même lancée, il faut changer quelque chose.
Quand c’est possible, l’activité bascule en mode digital.
« Il restait deux séances pour achever un cycle d’ateliers, nous sommes allés sur Skype ! raconte Marielle de The Break. Au moment de lancer les stages de vacances de Pâques, nous avons utilisé Zoom. Sur 5 stages programmés en présentiel, 2 ont pu se tenir à distance, via les écrans et avec des groupes un peu restreints. »
« Exercer mon activité à distance n’est pas un problème », confirme Magali pour qui réunions et ateliers peuvent également se dérouler par écrans interposés : « On a des outils, tout le monde s’y est mis, et les gens sont beaucoup plus concentrés finalement ! Mais le non verbal reste difficile à décoder… »
Pour Véronique le passage au tout digital est un challenge source de plaisir : « J’aime bien apprendre ! Me former à l’utilisation d’une nouvelle plateforme pour dispenser mes propres formations m’a beaucoup plu…»
"L'exigence du distanciel m'a amenée à élargir mon offre!"
Marielle Kalamboussis,
The Break
La distanciation obligatoire et sa traduction en télétravail sont génératrices d’idées nouvelles. « L’exigence du distanciel m’a amenée à élargir mon offre, analyse Marielle Kalamboussis.
L'idée de transposer les ateliers en digital est venue assez naturellement : j’avais bénéficié lors de la création de mon entreprise d’un accompagnement en couveuse, où j'avais appris l'importance d'être en capacité de pivoter, d'être flexible en fonction de la demande. Cela m’a beaucoup servi ! »
Même constat du rebond obligatoire pour Véronique Le Lann. Impossible de poursuivre les ateliers de botanique dans le beau jardin de sa ferme en Bourgogne : « L’idée était d’y associer une offre d’hébergement, et proposer des séjours thématiques… J’ai réalisé que mon modèle était fragile, que tout pouvait s’arrêter en un claquement de doigts, du fait d’un événement extérieur ! »
Elle repense donc son offre et entreprend de développer un volet d’activité jusque-là débutant, l’accompagnement de femmes entrepreneures : « Je les aide à monter en compétences sur l’usage des outils digitaux, à être autonomes… » Outre que cette activité peut s’exercer à distance via des entretiens en visio, Véronique réalise qu’elle rejoint finalement sa proposition basée sur la connaissance des plantes, qui permet d’être autonome sur leur utilisation et la prise en compte de son bien-être…
Mais le digital n’est pas la solution à tout.
En plein démarrage d'activité, Magali Fleurigeon comprend que conjuguer démarche commerciale efficace et distanciation sociale ne sera pas aisé : "Je construis mon réseau, et sans pouvoir me déplacer, sans rencontres physiques, c'est un sacré défi. »
L’entrepreneure sait aussi que développer une vitrine digitale pour son entreprise ne va pas avoir des effets immédiats, qu’instaurer une relation de confiance, une notoriété réclame du temps : « Au bout de 3 semaines de confinement j’étais dépitée. J’ai réalisé que mon positionnement tel qu’il était, ça n’allait pas fonctionner ! »
Elle échafaude alors son plan B : « Je vais développer une activité de formation en parallèle du conseil. Et je vais faire les choses bien : je vise une certification pour asseoir cette nouvelle compétence ! »
Pour Clotilde Godinot le constat est encore plus implacable : « Le tango, ça se danse joue contre joue, dans les bras de quelqu’un, et en changeant de partenaire… impossible d’adopter les gestes barrière ! »
L’arrêt forcé dû au COVID-19 précipite une réflexion menée en sourdine jusque-là : « Quand j’ai lancé ma marque, j’étais consciente de prendre position sur un marché de niche, étroit. L’idée de créer une ligne urbaine, pour adapter les chaussures de tango à la ville et élargir mon offre, était dans l'air. Avec la crise, j’ai dû m’y mettre sérieusement. »
S’adapter, reconsidérer les choses, chercher d’autres voies… L’impérieuse nécessité du changement a été ressentie par toutes.
Pour Marie-Hélène Bareyt, la mutation démarre par une remise à zéro des compteurs : « J’ai fait reset ! », constate la fondatrice d’Opus & Verso. Passé le cap de la sidération, causé par le manque de vie sociale dans un Paris vide et sans voiture, ambiance « fin du monde », elle envisage la crise comme une opportunité de réorienter son offre.
« Je ne me suis jamais dit que j’allais arrêter. Mais je suis repartie à la base. Parce que je crois fondamentalement que ce sur quoi je travaille est important pour les entreprises et pour les hommes. La QVT est avant tout un lien entre l’entreprise et ses collaborateurs. Et ce lien ne va plus s’exprimer de la même façon à présent que les lignes ont bougé. »
Ce reformatage de l’offre passe par une réflexion globale. Marie-Hélène retravaille son marketing, dessine un nouveau SWOT, construit ses persona, structure sa démarche. « J’ai réécrit ma proposition de valeur en incluant la dimension de la crise, prenant en compte ce qui se passe dans la tête d’un dirigeant de PME, d’un DRH d’une entreprise passée en télétravail… et comment je peux les accompagner en imaginant les dégâts : il va falloir mettre de l’huile dans les rouages ! »
Diriger une entreprise pendant le confinement : réorganisation et digitalisation
Pour les créatrices d’entreprise, le travail n’a jamais cessé. Au contraire, la charge s’est accentuée, d’autant qu’à l’image d’une bonne part de la population, elles ont dû absorber les effets collatéraux du confinement sur la vie de famille « Ensemble à la maison ».
Clotilde a mis son imprimante une heure par jour au service des enfants du voisinage pour l’impression des devoirs ; Marie-Hélène s’est souvenue des rituels horaires et vestimentaires des années de salariat pour garder le rythme ; Marielle a réorganisé ses journées, consacrées jusqu’à 15 h aux enfants et la supervision du travail scolaire, puis jusque tard le soir à son entreprise…
A Champlay, Véronique a apprécié que le confinement éloigne les sollicitations multiples (sorties, expos, ciné, vernissages et autres apéros) qui d’ordinaire occupent l’espace et créent un emballement, voire une culpabilisation à ne pas pouvoir tout faire.
« Le confinement m’a permis de me recentrer sur l’essentiel, se réjouit-elle. Le calme, le temps long, rester chez soi à travailler, sans s’ennuyer, sans dépenser à part pour l’indispensable, le champ des possibles restreint au strict minimum… cela rejoint mes valeurs. On a redécouvert l’importance du local, de savoir se débrouiller, cuisiner, faire soi-même, mieux comprendre la nature, la nécessité de développer l’autonomie... je suis au coeur de mon sujet ! »
Pour enrichir son offre, Véronique a commencé à mener des séances d’accompagnement d’entrepreneures en ligne. Un test positif qui l’incite à envisager un parcours de certification au coaching, pour pouvoir affiner sa nouvelle proposition.
« Je vais développer une activité de formation en parallèle du conseil. »
Magali Fleurigeon,
Subtil
Magali Fleurigeon a mis à profit ce temps long et la réflexion pour écrire le contenu des formations qu’elle va ajouter à son offre de service : « Je me suis beaucoup documentée, et j'ai conçu une offre dédiée à la structuration des équipes fonctionnant en télétravail... »
Dictées par les fonctionnalités des outils digitaux et les réflexions stratégiques nouvelles, les tâches à accomplir se sont concentrées, en-dehors des réunions en visio-conférence, autour de la communication et de la visibilité digitale.
« J’avais commencé mon site internet, je l’ai poursuivi pour aboutir à la V2, détaille Marie-Hélène Bareyt. Cette nouvelle version a considérablement évolué par rapport à la précédente, influencée par mon repositionnement. »
Idem chez The Break : Marielle Kalamboussis a dû effectuer une refonte de son site, mettre en ligne ses nouvelles offres d’ateliers et stages à distance, intégrer une interface de e-commerce pour permettre des réservations en ligne. Adapter les messages de communication, newsletter, réseaux sociaux et blog a représenté aussi une grosse charge de travail.
Clotilde Godinot sait qu’elle va devoir améliorer son compte Instagram, pour toucher une cible grand public attentive à la mode, faire évoluer son site web. Elle a dessiné de nouveaux modèles de chaussures, repris contact avec son fabricant, qui a pu faire des prototypes : 7 nouveaux design sont à l’essai, la prochaine commande arrive dans quelques jours...
« En raison des circonstances, j’ai décidé de faire des promotions, alors que ce n’est pas ma pratique et même contraire à ma philosophie ! J’ai envoyé un questionnaire à mes clientes, via une newsletter spécial confinement, je vais faire évoluer mes idées en fonction des résultats… »
Et l’avenir ?
Aux premiers pas du déconfinement, entre nouvelles perspectives et gros points d’interrogation, nos entrepreneures tentent de garder le cap.
« Avec le distanciel, j’ai de nouveaux clients ! se félicite Marielle Kalamboussis. Je programme les stages d’été avec une offre désormais double, en présentiel et à distance. Une enquête menée pendant le confinement nous a permis de voir que les deux formats plaisent… La signature d’un premier contrat avec un établissement scolaire se dessine pour l’an prochain. Et si jamais la rentrée s’avère compliquée à cause du virus, The Break pourra effectuer un démarrage en ligne. »
N’écartant pas le spectre d’une récession économique risquant d’impacter le pouvoir d’achat des familles, l’entrepreneure reste positive : « Les portes ne se sont pas fermées, de nouvelles se sont ouvertes ! Cet été les séjours linguistiques sont annulés… nos formats d’ateliers en anglais vont peut-être en bénéficier ! »
Même esprit offensif version B to B pour Marie-Hélène : « Je suis repartie au combat !, affirme-t-elle. Cela va être compliqué, il va falloir se battre pour gagner. »
"Quand on est entrepreneure on sait qu’on ne maîtrise pas tout, que les coups durs peuvent arriver d’un moment à l’autre !"
Clotilde Godinot,
Lalatango
« J’ai la chance d’avoir un caractère optimiste, se félicite de son côté Clotilde. Quand on est entrepreneure on sait qu’on ne maîtrise pas tout, que les coups durs peuvent arriver d’un moment à l’autre ! Au fond de moi-même je reste pleine d’énergie… même si mon côté ingénieure me dit oulala ! J’ai fait un prévisionnel avec zéro euro jusqu’à fin de mon exercice en septembre. Les dispositifs d’aide fonctionnent, c’est un vrai soulagement. J’espère qu’en fin d’année je recevrai les premières commandes pour mes nouvelles chaussures de ville…»
« Mon projet me tient à cœur mais la visibilité financière s’arrête pour moi fin octobre, tempère Magali Fleurigeon. Je mets en place tout ce que je peux, je rôde ma formation, je publie sur LinkedIn. On subit une situation indépendante de notre volonté certes, mais on peut agir sur soi-même ! Peut-être serai-je obligée de reprendre un emploi, du moins à temps partiel ; je préfère envisager tous les risques, et prévoir des solutions alternatives. »
Véronique Le Lann fait un bilan positif de la période d’arrêt forcé : « Je vais réorienter mon activité, moins me disperser. Je continue à tester le nouveau format d’accompagnement de femmes entrepreneures et je vais me former aux outils de coaching. Je peux le faire à distance ! J’ai découvert des perspectives nouvelles."
Souhaitons-leur, ainsi qu'à tous les entrepreneurs, une reprise pleine d'heureux rebondissements, et de continuer à échanger sur les solutions et nécessaires innovations.
Comments